Publié le 17/05/2016

Saloua Kammarti, militante exigeante de la formation professionnelle

Saloua Kammarti, militante exigeante de la formation professionnelle

Propos recueillis par Rémy Dreano.

 

La dirigeante de 3CFAQ dresse un état des lieux sans concession de la formation professionnelle d’insertion sur fonds publics

Au lendemain des attentats qui frappèrent la rédaction de Charlie Hebdo, Saloua Kammarti, directrice de 3CFAQ, s’exprimait en ces mots dans un courriel adressé à Michel Clézio, président de la Fédération des UROF qui regroupe des organismes de formation intervenant pour l’essentiel sur la commande publique de formation :

“Cher Michel, je n’ai pas de mots, je ne sais pas quoi penser… Parmi les disparus, plusieurs sont des amis, des compatriotes comme Wolinski. Jamais je n’oublierai nos débats depuis les années 70, son attention, ses encouragements et son regard affectueux et prévenant pour la jeune militante que j’étais…Quand j’ai appris que ces jeunes meurtriers étaient originaires du 19ème arrondissement, je n’ai pu m’empêcher de consulter mes archives, cherchant à savoir s’ils étaient passés par ma structure. Qu’ai-je fait de mal dans mon travail d’insertion pour que cette barbarie s’exprime ainsi ? Depuis le temps que nous dénonçons les discours paternalistes en réclamant un accompagnement de fond dans les banlieues”...

 

3CFAQ est une Sarl qui se consacre depuis 1991 à la formation professionnelle des jeunes et adultes en recherche d’insertion professionnelle. Si, dans ce secteur, les associations sont nombreuses, les Sarl sont en revanche plus rares. 3CFAQ est aussi un laboratoire des pratiques d’insertion. Sa directrice dresse aujourd’hui un constat amer, à la limite du réquisitoire...

“J’ai rejoint la société 3C (Conseil Consultant en Communication) en 1991 pour y créer un département de formation d’insertion dans les métiers de l’industrie, proposant notamment des formations en plasturgie et de la formation linguistique. Auparavant, 3C réalisait des études sur les problématiques sociales au Maghreb. Nous avons commencé par former des chaudronniers pour le compte de PME franciliennes. Beaucoup d’entre-elles ont depuis disparu ou quitté l’Ile-de-France pour la région lyonnaise” explique Saloua Kammarti.

 

La société se développe jusqu’à compter une vingtaine de salariés, avec des formations techniques mais aussi des formations-action sur le thème de la diversification des choix professionnels féminins, l’insertion sociale et professionnelle de jeunes de 16 à 25 ans et la formation de migrants jeunes et adultes. Bien que privé, 3CFAQ est porté par le militantisme sans faille qui caractérisait hier ce secteur.

“L’esprit militant s’est perdu avec le temps, je ne le retrouve guère aujourd’hui dans mon métier” confie-t-elle.

L'esprit militant, Saloua Kammarti l’a toujours cultivé. Déjà, à Tunis, dans les années 60, alors qu'elle était encore collégienne, elle donnait des cours d’alphabétisation en arabe à des femmes, sur son temps libre et bénévolement. Arrivée en France en 1969, elle a poursuivi cette activité auprès des travailleurs immigrés des usines Citroën et Talbot. Au cours de ces 45 années passées dans le secteur, elle aura vu nombre de ministres se succéder pour tenter de réformer la formation professionnelle, sans grand succès d'ailleurs.

Aujourd’hui, son constat est lucide… :

“La formation est devenue un produit marchand comme un autre. Nous sommes entrés dans une logique de marchés publics où l’humain est absent. Seuls les chiffres comptent. Auparavant, nous travaillions en symbiose avec les services des Directions du Travail et de l’Emploi (DDTE). Il y avait des réunions où les échanges étaient parfois un peu vifs, mais il y avait de l'humanité. Nous proposions des projets avec la volonté d’amener un public en difficulté vers la réussite. Les services de l'Etat étudiaient soigneusement nos propositions et y donnaient suite ou pas. En tout cas, il y avait de la conviction de part et d’autre…” observe Saloua.

 

Puis, la logique froide et implacable des marchés publics s’est imposée à tous, l’État ayant entre-temps fait le choix de transférer la formation professionnelle aux Régions. Des marchés publics qui, selon Saloua Kammarti, font la part belle à des organismes étrangers, certains ne payant pas toujours leur TVA en France.

“Avec les marchés publics, les rapports que nous entretenions avec les donneurs d’ordre se sont distendus pour se rompre ensuite. Insidieusement, le coût est devenu plus important que le contenu pédagogique. Pour être retenu dans un appel d’offre, il faut cocher les bonnes cases et trouver le juste prix, un système qui tire les prestations (prix et contenus) vers le bas. En nous attachant plus souvent à développer notre concept, nos objectifs et notre pédagogie, 3CFAQ a perdu bon nombre de marchés, souvent au profit d’organismes qui ne connaissent que de loin la société française mais qui ont les moyens de s’offrir les services d’experts pour monter leurs dossiers”  déplore-t-elle.

 

La directrice de 3CFAQ admet que la règle des marchés publics impose à chacun une certaine distance, mais elle dénonce un système poussé jusqu’à l’absurde...

"Trouvez-vous normal d’être en charge d’un demandeur d’emploi et de ne plus avoir de ligne directe pour contacter son conseiller de Pôle emploi ? Tunisienne d’origine, je me suis toujours revendiquée comme une vraie citoyenne française, bien avant d’avoir demandé et obtenu ma naturalisation. Je ne retrouve plus cette France des Lumières que j’ai aimée et que j’aime toujours. En tout cas, elle ne vit plus dans mon quotidien professionnel. Pour les publics dont nous avons la charge, des gens souvent en difficulté, éloignés de l’emploi, le compte n’y est pas ».

 

Pour cette infatigable militante, l’insertion professionnelle ne va pas de soi s’agissant de son public destinataire, sans sa contre-face : l’insertion sociale. Et pour Saloua Kammarti, il n’est pas question de jouer l’avenir des personnes à pile ou face. Et de déplorer que l’État ait abandonné sa mission régalienne...

« La spécialité de petites structures comme la mienne était d’être à la fois proches des éducateurs de rue, des TPE et PME et des services de l’État. Nous étions force de proposition, en phase avec le terrain. Et s’il fallait du temps, on nous le donnait pour peu que les résultats le justifient. Je dis souvent que je préfère un système “satisfait ou remboursé” plutôt que le mécanisme actuel des marchés publics”.

Consciente que les attentats terroristes de janvier et de novembre 2015 résultent d’une problématique plus complexe, Saloua Kammarti n’hésite pas cependant à faire un parallèle avec l’abandon, non des clauses sociales, mais de l’insertion sociale tout court, avec la mise à l’écart de ces petites structures militantes, tout comme des éducateurs de rue, au profit de grands groupes, souvent étrangers et donc éloignés du contexte français.

“Il est urgent de réfléchir à nos pratiques, de se remettre autour de la table et de mettre fin à ce système d’appel d’offres absurde et déshumanisé. Je ne veux plus être de ces entreprises efficaces qui tremblent dans l’attente du verdict d’un marché public décidé sur des bases strictement financières” déclare-t-elle.

 

Et notre militante de terrain de plaider pour la mise sur pied de véritables laboratoires de projets destinés à cette jeunesse en perte de repères. Elle sait que le défi est grand mais pour elle, il est encore temps d'agir…

Malheureusement, si l’UROF, dont Saloua Kammarti est membre, a encore l’oreille des pouvoirs publics, ses préconisations sont peu suivies d’effet et l’on continue de segmenter à tout va, avec des formations de plus en plus courtes, 250 heures de formation pour un salarié analphabète, à 5€ de l’heure parfois même.

Parmi ses réussites, la directrice de 3CFAQ aime à citer le cas de ce jeune malien analphabète qui dirige aujourd'hui une société de livraison de pizzas de 25 salariés. Un long parcours d’accompagnement (alphabétisation, contrats aidés) vers une réussite : la sienne...

“La qualité du suivi est essentielle. Loin d’être un concept flou, c’est un vrai travail relationnel dans la durée, basé sur le respect mutuel, un travail que l’on ne peut d’ailleurs plus faire aux tarifs actuels. A 5€ de l’heure, on peut s’interroger sur le respect des conventions collectives. Si nous visons l’insertion durable et si nous voulons que certains deviennent un jour acteurs de l’économie, alors il faut changer de focale… » conclut-elle.

A 70 ans, Saloua Kammarti a visiblement gardé la fougue de ses débuts et voit juste et loin. Elle se prépare pourtant à passer la main.

“J’ai deux projets pour l’heure, m’occuper de mes petites filles et créer une Fondation pour le développement de structures de formation dans des villages en Afrique.